Boris Vian et Jimmy Walter

Témoignage de Jimmy Walter

(extrait du livret du longbox Boris Vian : 100 chansons, 2009)
Après des études musicales symphoniques et atonales, j'ai commencé le métier à l'âge de 14 ans et j'ai eu le bonheur de jouer avec les plus grands jazzmen de l'époque: Roy Eldridge, Stéphane Grappelli, Slide Hampton, Daniel Humair, Pierre Michelot… Ce serait trop long de vous retracer ma carrière de pianiste classique et de jazz, de compositeur et arrangeur, accompagnateur de vedettes françaises et américaines, en jazz notamment. J'ai accompagné Billie Holiday, Harold Nicolas, Nancy Holloway, Vic Henderson mais aussi Claude Nougaro, Serge Reggiani, Jacques Higelin, Mouloudji, Renée Lebas et bien d'autres… Avant de parler de Boris Vian, il me faut vous dire quelques mots sur Jacques Canetti. Il fut la cheville ouvrière de la carrière de Boris Vian dans la chanson. Sans Jacques Canetti, Boris n'aurait jamais été connu pour ses chansons. Éditeur, producteur, il était à l'époque « incontournable », le seul grand professionnel qui avait la qualité d'aimer ses artistes, faisant d'inconnus des vedettes. Il avait un flair extraordinaire pour découvrir dans les jeunes celui ou celle qui deviendrait une grande vedette. Il aimait le talent. Mais quel travail ! Il les dirigeait, les aidait à constituer leur répertoire, à définir leur look, cherchait les auteurs et compositeurs pour leur écrire des chansons ; il n'avait pas choisi la facilité et n'aurait jamais promu des chansons « alimentaires ». Beaucoup d'artistes, qui au début n'avaient pas l'intention de chanter, sont devenus chanteurs grâce à lui : Brassens, Pierre Perret, Claude Nougaro, Serge Reggiani et bien sûr Boris Vian. Il aimait le jazz : un jour ou j'enregistrais un album de jazz (Zal 3 : des paraphrases sur Chopin) dans le studio de Loulou Gasté, Jacques Canetti est passé, il nous a écoutés, et tout de suite nous a dit : « Mes enfants, c'est formidable, je le prends ! ».

J'ai connu Jacques Canetti par Boris Vian. Il m'a rapidement choisi souvent comme compositeur, mais surtout comme arrangeur ; j'ai travaillé à sa demande pour beaucoup de ses artistes (Brigitte Fontaine, Jacques Higelin, Marie-José Casanova, Serge Reggiani, Mouloudji…). C'est lui qui força Boris Vian à chanter : il savait pourtant qu'il avait une voix ingrate, pas de souffle et surtout qu'il n'avait pas le don pour être chanteur car il était très mal à l'aise sur scène et avait un trac fou. Mais Boris Vian avait, comme tout le monde, besoin d'argent et il avait beaucoup de mal à placer ses chansons ; c'est là que Jacques Canetti lui dit : « Et bien, chantez-les vous-même ! » ; il dut insister longtemps, usant de sa volonté farouche et Boris accepta. Je n'ai connu Jacques Canetti que dans des relations professionnelles en séance ; c'était un homme toujours respectueux envers les artistes et les musiciens.

Le jour où nous avons enregistré Huit jours en Italie avec Jacques Higelin, Jacques et moi, avions un peu forcé sur le whisky ; nous étions très gais, il y avait une super ambiance. Jacques Canetti était comme d'habitude en cabine. Je dirigeais la séance et pendant que Jacques Higelin chantait, d'une manière imprévue je me suis approché de lui et lui donnai la réplique en improvisant avec une voix de « fausset éméché ». Je lui fis signe de continuer à chanter ; au refrain, après les rimes en i « chianti, spaghetti…» j'ai dit « et Canetti » et Higelin, en riant mais tout en chantant, répondit « et oui Canetti ». Ce fut ainsi que notre duo continua jusqu'à la fin de la chanson, tout en chantant n'importe quoi. Je me suis demandé un moment quelle allait être la réaction de Canetti. On termine la chanson, Jacques Canetti sort de la cabine, brandit ses deux pouces avec un large sourire et dit « Bravo mes enfants, cette prise sera la définitive. » Higelin et moi on se regarda étonnés, mais il tint parole et la prise est sur le disque. Jacques Higelin


Jimmy Walter et Serge Reggiani Jacques Canetti me demanda de préparer un album pour Serge Reggiani et me donna une liste de chansons à orchestrer ; puis il me demanda si je pouvais aller chez Reggiani, qui habitait en bordure de mer, pour lui apprendre les chansons. Serge n'ayant jamais chanté, il n'avait aucune notion de la mesure, mais apprenait rapidement. Il fallait le diriger, le faire partir au bon moment. Je fis la séance du play-back, avec une grande formation : nous étions tous contents des orchestrations, cela « sonnait ». Le jour de la prise de voix, j'avais une grippe et étais alité. Jacques Canetti, pour des motifs impératifs de planning, n'a pas pu reporter la séance et Serge enregistra sans être dirigé ; cela s'entend surtout dans le milieu de Sans blague.


Quand j'ai rencontré Boris Vian, j'avais 24 ans. J'ai vu un grand garçon timide, réservé, un peu froid et, ce qui m'a frappé, c'est qu'il était très pâle, nous avons parlé musique, du métier, de la société… Très vite, une complicité s'est établie. C'est Renée Lebas, grande vedette de l'époque et dont j'étais l'accompagnateur, qui m'a présenté à Boris Vian. Renée Lebas fut ma bonne fée et me présenta aussi Georges Brassens et Harold Nicolas (le plus jeune des Nicholas Brothers) dont je devins plus tard l'accompagnateur, le compositeur (Le Madison) et l'arrangeur. J'ai fait plusieurs disques avec lui, dont Jazz in Paris.

Boris Vian était un homme charmant, blagueur, potache, il riait beaucoup, nous avions des fous rires pour tout et rien. Il était généreux, chaleureux, humain. Je me souviens d'un jour ou j'avais quelques problèmes, j'étais un peu en déprime ; il est venu chez moi — j'habitais près de chez lui — il m'a tiré du lit, m'a emmené chez lui et m'a dit : « Tu restes là ! et maintenant on travaille ».

Il pouvait être caustique mais jamais méchant, il avait des avis bien arrêtés sur les individus. Quand nous allions à un rendez-vous, si cela ne se passait pas bien, il ne faisait pas de commentaires, il avait simplement l'habitude de dire : « Il y a les cons et les autres ». Ça m'est resté, je le dis toujours. C'était un homme secret, à multiples facettes. Quand il travaillait avec quelqu'un, il ne parlait pas d'autre chose que de travail ; jamais il ne parlait de lui, ou de sa vie, il ne se plaignait jamais. Il était très méthodique, il avait dans la tête des tiroirs et dans chaque tiroir, une de ses activités avec la personne adéquate.

Lorsque j'arrivais chez lui, avant de commencer à travailler, il me racontait les gens qu'il avait rencontrés : quand il avait une opinion sur eux, c'était fini, il ne changeait pas d'avis.

Au tout début de notre collaboration, on s'accrochait sur le travail, pas méchamment, mais il était têtu et moi aussi, et chacun restait sur ses positions.

Boris était mon aîné de 10 ans. Il écrivait très vite, avec une telle boulimie qu'il ne revenait jamais sur son travail. Il écrivait les chansons comme des poèmes, et je lui disais à chaque fois : « Boris, tu écris des poèmes, ce ne sont pas des chansons, il faut des couplets, un refrain, avec une phrase répétitive ». La phrase répétitive était souvent le titre, c'était la règle incontournable à l'époque.

Je suis certain qu'il le savait, mais comme il ne tolérait aucune contrainte, il ne voulait rien savoir : quand c'était écrit, c'était écrit. Pour lui prouver que j'avais raison, j'ai mis en musique un de ses poèmes et nous sommes allés chez Rolf Marbot qui était le grand éditeur de l'époque, il a écouté et nous a dit « Ce n'est pas inintéressant mais revenez me voir quand vous saurez faire une chanson » en nous expliquant comment on construisait une chanson.

Nous sommes rentrés chez lui, on s'est remis au travail et là, nous écrivîmes des chansons, bonnes ou mauvaises, mais il y avait les couplets, les refrains avec une phrase répétitive, c'était épatant ! Je crois avoir été le premier à mettre plusieurs tempos dans une même chanson. Dans Les joyeux bouchers, bien que l'on parle de tango, j'ai écrit une marche, ou j'écrivais un slow pour les couplets, et une valse pour le refrain, ce qui a plu à Boris, lui qui était anticonformiste.

Notre entente était si parfaite que nous avons décidé d'inonder Paris de nos chansons.

Renée Lebas nous demanda de lui écrire des chansons, nos premières furent : Sans blague, Moi mon Paris, Ne te retourne pas, Au revoir mon enfance, Suicide valse qu'elle mit à son répertoire et qu'elle enregistrera plus tard ; elle a eu le courage ou l'audace de chanter nos chansons qui n'étaient pas commerciales et modernes pour l'époque.

Nous avions plusieurs méthodes de travail. Parfois Boris me donnait un texte et, sur place, je composais la musique. D'autres fois, je lui apportais une musique ou un départ que j'avais composé chez moi, et Boris, en ma présence, écrivait les paroles. Comme nous étions assez rapides, c'était tacite entre nous, il mettait sur sa grande écritoire grise un ou deux textes, et il partait faire des courses ; je me faisais un point d'honneur à ce que la musique soit faite quand il rentrerait, et lui faisait la même chose : je lui laissais des musiques, et quand je revenais les paroles étaient écrites.

L'autre méthode, la plus fréquente : j'arrivais chez lui au début de l'après-midi, je me mettais au piano. Boris prenait son écritoire et on attendait l'inspiration. Parfois c'était lui qui démarrait avec une phrase, je cherchais une musique qui collait, lui continuait à écrire. Parfois c'était moi qui continuais et on construisait comme cela la chanson.

Quelquefois, pendant que je composais, Boris intervenait et me disait : « Jimmy, tu ne penses pas que là, au lieu de répéter le thème, tu devrais partir dans une autre direction et trouver autre chose ? » Comme il était musicien et surtout comme il avait un bon sens critique, je l'écoutais.

Parfois c'était le contraire. J'écrivais un peu et souvent je trouvais le titre avant lui, quelquefois je notais une idée de chanson et la lui soumettais. S'il la trouvait bonne, d'abord il riait, et il notait. Par exemple sur J'suis snob on cherchait tout ce que pourrait faire un snob, je lui dis « passer le mois d'août au plumard, et regarder la télévision à l'arrière », ça l'a fait rire et il les nota.

Il n'y avait aucune rivalité entre nous, et qu'importait qui avait fait quoi, le but c'était d'écrire des chansons le mieux possible.

Une autre fois, cela a été bien involontaire de ma part, nous avions écrit une chanson qui s'appelait Les liaisons dangereuses et, en parlant, j'ai bafouillé et j'ai dit Les lésions dangereuses. Boris est parti d'un grand éclat de rire et s'est écrié « c'est ça le titre ! ».
Jimmy Walter et Boris Vian (photo : Michel Cot)

Quand nous passions aux « Trois baudets », où il se faisait copieusement injurier à cause de la chanson Le déserteur, il restait calme, raide, regardant la salle, immobile sans réaction, blanc comme un linge, il m'impressionnait, lui qui avait des colères terribles.

On l'a traité d'« anarchiste bourgeois », je dirais plutôt « anarchiste passif ».

Quand Boris souhaitait placer une chanson à une vedette, c'était très astucieux : il avait un grand cahier avec des feuilles transparentes où il y avait les textes de toutes les chansons que nous voulions placer. Quand la vedette arrivait, il lui montrait les textes en tournant les pages et, il passait une page en disant « Celle-là, ce n'est pas pour toi » ; évidemment c'était celle-là qu'elle voulait. Boris se faisait prier et elle prenait la chanson. Ça fonctionnait à tous les coups. On commençait de plus en plus à parler de nous dans les journaux, on avait de bonnes critiques mais on parlait toujours de Boris et jamais de moi. Un jour je dis à Boris : « Comment se fait-il que l'on parle toujours de toi et jamais de moi ? Tu laisses supposer que c'est toi qui fais les musiques ». J'étais jeune, ambitieux, il m'a répondu : « Écoute Jimmy, ça m'ennuie d'avoir à te le dire, mais nous avons 10 ans de différence, c'est maintenant que l'on doit parler de moi, maintenant ou jamais, toi tu as toute la vie devant toi, moi je n'ai plus le temps ». Je lui répondis : « La valeur n'attend pas le nombre des années ».

Je pourrais vous parler de Boris des nuits entières, tellement notre collaboration fut riche en complicité et anecdotes. Il y a de quoi faire un livre, ce que je ferai un jour.

Un jour, Boris me proposa d'être son pianiste attitré et de me payer au mois. Malheureusement, je n'ai pu accepter, je travaillais beaucoup, entre les arrangements, les séances en studio, les galas et les boites de jazz, je gagnais parfois en un jour ce qu'il me proposait par mois. J'étais marié, 2 enfants : c'est pour cette raison que j'ai quitté Boris à contrecœur, car ce fut une période enrichissante de ma vie. C'est à cette époque que Alain Goraguer me remplaça avec bonheur, et moi j'enchaînais avec Claude Nougaro.

Je tiens à dire que Boris fut un être exceptionnel et, dans mon cœur, un ami jamais remplacé. J'ai eu la chance d'être le témoin privilégié de la naissance d'une légende.
Jimmy Walter

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