Boris Vian : carte de membre de la SACEM

BORIS VIAN
CONNAÎT
LA CHANSON

par Nicole Bertolt
et Georges Unglik1

Cinématographe : couverture de la partition originale


« J'ai toujours songé à la musique, de près ou de loin », déclarait-il à la radio en 1956, « puisque j'ai commencé à jouer de la trompette dans des orchestres de jazz et, de fil en aiguille, connaissant de plus en plus de musiciens, j'en ai trouvé qui jouaient du piano et qui m'ont demandé des paroles. »

Chansons d'amour, chansons poétiques, chansons politiques, chansons engagées, chansons dégagées, chansons délirantes, chansons idiotes, chansons à boire, à manger, à danser, à marcher dans l'autre sens, à ne pas travailler, à rêver, à chanter… Chansons possibles et chansons impossibles et même chansons pas possibles.

Il y en a de toutes les couleurs, des roses, des rouges, des vertes, des blanches, des grises, des noires et même une « jaune avec des raies bleues »; sur tous les rythmes, berceuses, blues et blouse, calypso, javas, messes, polkas, rock and roll, tangos, valses; de toutes les extractions, comédies musicales, ballets, opéras, théâtre, cinématographe ; de toutes les traditions, de France, des contrées latines, des empires centraux, de Moscovie, des Îles et des Amériques; toutes contiennent ce « je ne sais quoi » dont parlait Georges Brassens.

Cette œuvre « à chanter », nourrie à la fois du talent de Boris Vian à manier la versification française, fût-elle mirlitonesque, et de sa passion pour la musique de jazz, naît durant l'hiver 1942-1943 lorsque l'un de ses amis, le guitariste Jean-Marc (Johnny) Sabrou, lui demande d'écrire des paroles sur une musique qu'il a composée. C'est Au bon vieux temps [interprétée pour la première fois seulement en 1989 par Magali NoëlV. O.], dont Noël Arnaud, le bio(parallèlo)graphe de Boris Vian écrit qu'elle révèle du « réalisme-bouffe des vieux chants noirs du Sud »2.

Si Boris Vian s'intéresse à la musique depuis son plus jeune âge, c'est au jazz que va toute sa passion. Il l'écrit lui-même dans une note biographique en janvier 1947 : «À partir de 16 ans je commence à m'occuper de jazz. A 20 ans, j'apprends à jouer de la trompinette. Fin 42, je joue régulièrement dans l'orchestre amateur de Claude Abadie3. » Il s'offrira sans doute sa première trompette vers l'âge de seize ans. Les circonstances en restent encore inconnues.

Ce doit être en 1945 ou 1946 que Jack Diéval4 demande à Boris Vian de lui écrire des textes pour deux mélodies. En sortent Ce n'est que l'ombre d'un nuage et J'ai donné rendez-vous au vent, deux textes graves et mélancoliques [les deux chansons interprétées par André Ferrand — V. O.]. Ces deux lieder seront, en 1948, les premières œuvres de Boris Vian à être publiées chez un éditeur musical.

Ensuite tout s'enchaîne, et ressemble bien à Boris Vian. Il s'aventure dans ce chemin musical encore vierge pour lui et n'aura de cesse de l'explorer encore et encore au travers des multiples métiers qu'il exercera dans ce domaine.

En 1947, Boris Vian devient, avec sa trompette et son orchestre, l'animateur du Tabou5. Un animateur très regardant, car son frère Alain6 disait « qu'il veillait à ce que n'importe quoi ne soit pas joué ». Il ne s'économise pas, il improvise et interprète, mêlant talent et « génie » à tel point que Saint-Germain-des-Prés et Boris Vian ne font plus qu'un. Lorsqu'il joue au Tabou, l'indicatif de Vian est Whispering, un standard américain dont les paroles, de Malvin Schoenberger, ont été jetées par-dessus bord. Boris Vian leur préfère ses propres lyrics, chantant à tue-tête Ah, si j'avais un franc cinquante qui détournent vigoureusement l'esprit du thème original. On est d'abord là pour s'amuser ! Dès cette période, il écrit quelques autres chansons sur des musiques de ses amis Jean Gruyer7, Jean Marty, Jack Diéval et envisage même de fonder, avec ce dernier, une maison d'édition musicale qui, malheureusement, ne verra jamais le jour, faute de temps et en raison de l'esprit de Boris Vian, selon qui « tout doit se faire vite et tout de suite, sinon cela viendra si cela doit venir ».

À cette même époque, il se joint à Marcel-Paul Schutzenberger dit Grand Docteur Marco8, Jean Suyeux alias Ozéus Pottar9 et Paul Braffort10 pour célébrer la Petite Chorale de Saint-Germain-des-Pieds, dont le répertoire se compose de Chanson dégueulasse, Java du coin d'la rue et autres complaintes. Cette chorale se compose, selon les circonstances, des deux frères Damain (fabricants d'abats-jour), Boris et Michelle Vian, Raymond Queneau, Janine de Valeyne (pour la contrebasse), Riguet, Paul Braffort (au piano)… Il s'agit d'un petit orchestre et le mot d'ordre lancé par le Grand Docteur Marco, très allergique à la musique, est : « Chantez le plus vite, le plus fort, le plus faux possible. » Tout ce brave petit monde est réuni par Jean Suyeux lors des créations des petits opéras au Club d'Essai de la Radiodiffusion Nationale alors dirigé par Jean Tardieu. Les Quatre Barbus participeront et enregistreront certaines chansons.

La Chorale de Saint-Germain-des-Pieds, entreprise d'amateurs, se produit en quelques lieux obscurs et également chez les parents de Paul Braffort ; elle disparaîtra avec le refus, par le Club, du projet d'émission radio Reportage au Congrès de phonétique des sourds muets, quarante minutes de blanc à l'antenne en hommage à John Cage et au quadrangle noir de Malevitch… Morceaux d'anthologie, car si nous ne pouvons les entendre, il a été possible de les lire. Ô merveilleux Jean Suyeux, Marcel-Paul Schutzenberger et Paul Braffort qui trouvent des sujets des plus rocambolesques et des plus inventifs, tout cela rédigé dans une écriture et un esprit d'une grande richesse! Boris Vian appréciait forcément la compagnie de ces créateurs-auteurs-paroliers. Il y avait là tellement de matière en rimes et en proses, en tous styles et en tous genres… Du reste, il reprendra certaines chansons avec Paul Braffort quelques années plus tard.

En 1948, Boris Vian quitte le Tabou dont ses propriétaires, animateurs et clientèle se lassent. « Trop de monde déjà fréquente Saint-Germain-des-Prés » dira-t-il. On lui demandera très vite de devenir l'animateur du Club Saint-Germain11. Il a envie, entre mille autres projets, d'adapter avec Raymond Queneau12 les chefs-d'œuvre de Racine en chansons.

En 1949, Boris Vian voit souvent Eddie Barclay. Ils ont en commun une passion qu’ils garderont toute leur vie : le jazz. Tous deux, très jeunes, fréquentent et font partie du Hot Club de France13, rue Chaptal ; dotés d'un esprit novateur mais dans des registres différents, à travers cette passion jazzique, ils essaient d'en faire une activité lucrative.

Avec son épouse Nicole, Eddie Barclay se lance dans la production et la diffusion de jazz sous son label Blue Star. Il propose à Boris Vian de venir jouer pour des enregistrements et des soirées. Quelques années plus tard, Nicole et Eddie Barclay se rendront aux Etats-Unis et ramèneront dans leurs valises un 33 tours qu'ils feront répliquer en France, devenant ainsi les géniaux importateurs d'une invention qui fait encore tant d'adeptes aujourd'hui.

Toujours en 1949, Boris Vian fait la connaissance de Jacques Canetti, « patron » artistique de Polydor (qui deviendra Philips), la première firme discographique en France. Cette rencontre est fructueuse puisqu'elle aboutira bientôt à une collaboration chez Philips et, des années plus tard, à la mise en place du tour de chant de Boris Vian dans la salle de Jacques Canetti, Les Trois Baudets.

Mais à ce jour, Boris Vian reste écrivain. C'est ce qu'il veut être ; il en a donné de bonnes preuves au travers des romans, nouvelles et poèmes dont il est déjà l'auteur14. La chanson, un pis-aller ?

En 1950, pour des raisons de santé, il abandonne définitivement la trompette — il n'en rejouera qu'occasionnellement avec l'orchestre de Claude Abadie entre 1950 et 1952 —, ses livres trouvent difficilement à se faire éditer et ne se vendent pas, le scandale de J'irai cracher sur vos tombes n'a pas fini de l'éclabousser.

Boris Vian a trente ans. Par la force des choses, fini les romans, donc, place aux chansons. Henri Renaud15 raconte (dans Boris Vian, Jazz à Saint-Germain, éditions du Layeur, 1999) : « Durant l'année 50 Boris m'annonce par téléphone : “ J'ai l'intention d'écrire des chansons et de les chanter tout en m'accompagnant à la guitare ”. J'ai été très surpris. Et il ajoute : “ Il faut que tu m'envoies les symboles d'accord avec les notes qui correspondent, ainsi je pourrai travailler la guitare. ” » En peu de temps, il y parvient ! Boris Vian se met alors au travail. Il écrit un certain nombre de chansons avec Jean Gruyer et d'autres encore avec Jack Diéval, devenu le pianiste d'un jeune fantaisiste, ex-guitariste de jazz très doué, un nommé Henri Salvador. Ce dernier, déjà très connu, sera le premier à chanter et à enregistrer une chanson de Boris Vian sur 78 tours, C'est le be-bop ; sur l'autre face du disque, Saint-Germain-des-Prés, une chanson de Léo Ferré.

Lorsque, à cette occasion, Boris Vian et Henri Salvador se rencontrent, ils se reconnaissent tout de suite. Contrairement aux apparences, Boris Vian adore rire et s'esclaffer ; il comprend qu'il tient un compère digne de ce nom et qu'ils vont pouvoir collaborer en s'amusant. Après C'est le be-bop, beaucoup d'autres chansons viendront, toujours écrites par Boris Vian et composées par Henri Salvador, dont les très célèbres Blouse du dentiste ou Faut rigoler. Il est bien évident que Boris Vian, à cette époque, ne pense aucunement à la postérité.

En 1951, le 6 janvier précisément, Boris Vian passe l'examen obligatoire d'admission à la SACEM (Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique) sur le thème imposé « Pour bercer ma peine ». Le tournant est pris : la littérature cède sa place au nouvel occupant : la chanson.

En 1952, il s'essaie à l'écriture de comédies musicales et d'arguments de ballets, genre qu'il affectionne tout particulièrement surtout depuis qu'il vit avec la belle Ursula Kübler, danseuse professionnelle ; mais ces œuvres resteront malheureusement dans ses cartons. Alors, il écrit quelques autres chansons sur des musiques d'Eddie Barclay, Guy Longnon — un autre bon copain et très bon trompettiste — ou encore Claude Laurence, plus connu comme critique et théoricien du jazz sous le nom de André Hodeir.

Boris Vian passe aussi beaucoup de temps avec ses fidèles compagnons d'alors : Philippe Weil, dit Fifi, qui reprendra en 1959 son poste chez Philips Fontana, une grande amitié et reconnaissance liant les deux hommes ; Michel Legrand, dit plus tard Big Mike, très jeune et déjà très talentueux pianiste et compositeur, et enfin Eddie Barclay. Ils se retrouvent souvent chez ce dernier. Ils discutent, échangent leurs opinions, vont voir des spectacles, écouter du jazz, font des rencontres et refont le monde.

En 1953, Vian écrit très peu de chansons. Et pour cause : si dans le domaine des chansons il n'offre pas grand-chose à ses collaborateurs, du côté des traductions, des chroniques, du théâtre, de l'opéra et de la sortie de son roman L'Arrache-Cœur, il n'arrête pas. Les propositions pleuvent, il ne rate pas une occasion de les saisir. La chanson attendra.

1954 est une année charnière dans sa vie. Avec l'échec, l'année précédente, de son dernier roman, L'Arrache-Cœur, qui n'est même pas arrivé jusqu'aux librairies, il renonce cette fois-ci, de fait, à la littérature. D'un tempérament renfermé, il ne dira pas sa peine, sa déception et avec toute sa générosité et sa curiosité, il se dirigera simplement vers d'autres aventures. Si donc en 1953 la chanson était pour lui une occupation constante mais secondaire, à partir de 1954 elle prend une place de plus en plus importante, jusqu à devenir le pôle essentiel de son activité créatrice. Notons qu'à la fin 1953, Boris Vian avait écrit, depuis Au bon vieux temps, une cinquantaine de chansons. Dans la seule année 1954, il va en écrire plus de soixante.

Au début de cette même année, il cherche de nouveaux collaborateurs compositeurs. C'est alors qu'il fait la rencontre d'un jeune musicien américain nommé Harold B. Berg auquel il donne rendez-vous cité Véron, dans son appartement — il est ravi de pouvoir communiquer en anglais qu'il pratiquait fort bien. Boris Vian lui explique ce qu'il désire et décide de lui remettre deux ou trois textes afin qu'il les revoie. Les manuscrits sont prêts ; Vian joue un certain air sur sa guitare-lyre (instrument des plus extraordinaires offert par son frère Alain) et chantonne une mélodie afin qu'Harold B. Berg puisse bien cerner les harmonisations demandées ; il s'agit du Déserteur. Si Boris Vian ne veut pas se revendiquer compositeur à part entière, il sait très bien ce qu'il veut ; en cela « il connaît la musique », pour reprendre un mot de Jacques Prévert, son voisin et ami. Au cours de leurs séances de travail, il se plaît à philosopher sur l'idée qu'il faut changer de métier tous les sept ans. Dans son cas, on pourrait dire qu'il est plutôt question de sept mois ! Cette réflexion pourrait trouver une juste signification dans les faits. Boris Vian explique également à Harold B. Berg qu'il a un grand regret : celui de n'être pas allé à New York, à Harlem, surtout. Pourquoi ne pas le faire aujourd'hui ? lui demande Berg. Parce que son visa lui a déjà été refusé, selon lui à cause de son esprit antimilitariste, « procivil » aurait-il rectifié.

En juin 1954, Renée Lebas présente Jimmy Walter, son pianiste, à Boris Vian. C'est rapidement le début d'une collaboration très féconde : en six ou sept mois, Boris Vian et Jimmy Walter écrivent une trentaine de chansons dont beaucoup deviendront des « standards » comme Cinématographe, J'suis snob ou On n'est pas là pour se faire engueuler, toujours très chantés. Leurs chansons plairont et seront enregistrées par Renée Lebas, Suzy Delair, Mouloudji, Philippe Clay, Les Frères Jacques, Patachou et Boris Vian lui-même. Ni l'un ni l'autre ne manque d'ambition ni de goût du risque : conscients de ce que leurs chansons ont de novateur (et de provocateur) pour l'époque, ils rêvent d'en inonder tous les éditeurs de musique de la place de Paris. Si de jeunes éditeurs les soutiennent et leur font confiance, d'autres les censurent sans vergogne, malgré que le nom de Boris Vian leur en impose.

Au mois de novembre, Boris Vian est chargé par Michel de Ré, qui monte le spectacle d'Henry-François Rey, La Bande à Bonnot, d'écrire plusieurs chansons qui doivent venir accentuer les effets dramatiques de la pièce. En une semaine, avec l'efficacité qui lui est coutumière, il compose, seul, l'essentiel des chansons du spectacle. Avec Jimmy Walter, ils écriront quatre autres titres, dont Les Joyeux Bouchers qui aura une carrière « solo ». Le 14 décembre, ces deux « frangins de misère », donnent une fête javano-anarchiste près de la Maub' (Maubert-Mutualité) pour célébrer La Java des chaussettes à clous et annoncer la création de la pièce le 17 décembre suivant.

C'est également fin 1954 que Boris Vian fait la connaissance de celui qui deviendra son pianiste, Alain Goraguer16, avec lequel il composera bon nombre de succès, dont Complainte du progrès, La Java des bombes atomiques et Je bois.

Jacques Canetti17 croit profondément que l'auteur d'une chanson est la personne la mieux placée pour l'interpréter. Étant donné qu'il connaît et apprécie le talent de parolier de Boris Vian, il encourage vivement ce dernier dans cette voie. Comme il aime à pousser toutes les expériences à leurs extrêmes limites, Boris Vian avait envisagé très sérieusement de chanter lui-même ses chansons, et prenait des cours de chant depuis plusieurs mois. Les 4 et 7 décembre 1954, il passe deux auditions aux Trois Baudets, que dirige précisément Jacques Canetti et à la Fontaine des Quatre Saisons dont le directeur est alors Pierre Prévert18. Un mois plus tard, il monte sur scène.

Les 22, 27 et 29 avril 1955, c'est dans les Studios Philips, installés rue de Clichy, sur la scène de l'ancien Théâtre de l'Apollo, que Boris Vian enregistre, avec un orchestre dirigé par Jimmy Walter, huit de ses chansons destinées à être gravées sur deux 45 tours. La formation musicale est vraisemblablement composée de Bernard Hulin à la trompette, Benny Vasseur au trombone, Pierre Gossez au saxophone et à la clarinette, Roger Paroboschi à la batterie, Didier Bolan à la contrebasse, Léo Petit et Victor Apicella aux guitares, Roger Bourdin au piccolo. Le hautbois et le basson sont tenus par des musiciens venus de l'Opéra ou de la Gendarmerie Nationale (!) et nous n'avons malheureusement aucune idée de leur identité, ni du second saxophone, ni du percussionniste. Pierre Fatosme, le très bon ingénieur du son, est aux commandes de son unique magnétophone. Le 24 juin, Boris Vian retourne en studio, accompagné cette fois-ci par Claude Bolling et ses musiciens (piano, deux trompettes, un trombone, deux ou trois sax, batterie et contrebasse) et il y enregistre deux titres déjà « mis en boîte » en avril et deux nouvelles chansons. Ces deux 45 tours (nº 432.032 pour les Chansons impossibles et nº 432.033 pour les Chansons possibles) seront réunis en un 33 tours (nº 76.042). C'est un bel évènement pour Boris Vian mais les ventes ne suivent pas et le tirage sera certainement de moins de 500 exemplaires pour les deux 45 tours et le 33 tours.

En raison du scandale autour du Déserteur, de son interdiction sur les radios et des pressions exercées, Philips ne procédera à aucun retirage. Des copies pirate circuleront rapidement sous le manteau. Pourtant le modernisme et l'originalité de ces dix chansons, parmi les plus fortes, les plus personnelles et les plus inventives de Boris Vian, furent saluées par une certaine presse ; Georges Brassens souligna dans le texte au dos de la pochette du 33 tours de Boris Vian ce qu'elles contiennent d'« irremplaçable ». Ce disque est toujours en vente aujourd'hui. Quarante-cinq années de succès, on peut le dire.

C'est, semble-t-il, vers le mois de mai ou juin 1955 que Jimmy Walter cesse d'accompagner Boris Vian, cédant sa place à Alain Goraguer.

En 1955, du 4 janvier au 22 juillet, Boris Vian est donc à l'affiche (au bas de l'affiche!) des Trois Baudets et, presque simultanément, du 28 janvier au 15 juin, à la Fontaine des Quatre Saisons, il est accompagné par Jimmy Walter ; et de nouveau aux Trois Baudets du 20 septembre au 29 mars 1956 avec son nouveau pianiste, Alain Goraguer.

Ceux qui ont vu Boris Vian chanter sur scène s'en souviennent encore : grand, très grand, blême, très blême, une voix un peu haute et un trac immense. On peut lire dans la presse « Avec Boris Vian, nous entrons dans un domaine original. L'interprète ne vaut pas l'auteur mais ce dernier nous donne quelques chansons nouvelles qui bien que toujours un peu “ cérébrales ” ont de l'accent. » (L'Aurore du 2 juin 1955) ou encore « Boris Vian : des chansons à la dynamite qui font tranquillement mouche tous les dix mots. » (Arts, 1955). Dans les coulisses, il aime à plaisanter, à dire un bon mot, à se concentrer ; jamais à se départir de sa gentillesse naturelle et jamais à prendre à la légère sa nouvelle fonction de chanteur. Le soir, quand il rentre, il en parle avec Ursula, sa femme, qu'il retrouve au café du coin, sur le boulevard de Clichy. Il revient sur l'attention du public, le choix des titres ou ce qu'il a ressenti, combien de personnes il y avait dans la salle… Dans tous les cas, cela reste une épreuve.

Du 23 juillet au 31 août Boris Vian part en tournée. De passage dans les villes d'eaux en Auvergne, ils logent tous deux chez des amis de la famille Goraguer. Ils arrivent en Austin Hailey. Le fils de la maison est adolescent et vient de se faire opérer ; il est très ému de rencontrer Boris Vian, qui passera de longues heures à son chevet à parler jazz et, pour lui faire plaisir, l'emmènera pour un grand tour de voiture. C'est épatant pour faire connaissance. Durant cette tournée, il se montrera toujours disponible et affable, parlant jazz et musique en général avec tous les gens qu'il rencontre, sans jamais faire étalage de ce qu'il est ou de ce qu'il représente.

En général, son tour de chant est assez bref : entre trois et cinq chansons choisies essentiellement parmi les suivantes : Complainte du progrès, J'suis snob, Les Lésions dangereuses, Le Petit Commerce, Les Joyeux Bouchers, La Java martienne, Pourquoi qu'on peut pas, Blues pour Jean Martin, La Java des bombes atomiques, L'Âme slave, Chantez, Huit jours en Italie, Le Déserteur, Le Prisonnier et Valse jaune. À défaut d'enregistrement, nous n'entendrons jamais certains titres chantés par Boris Vian lui-même.

Quatorze mois de scène ! Pour un chanteur qui ne chante pas vraiment bien, qui ne sait comment se tenir sur scène, qui crève littéralement de trouille face au public (qui souvent lui renvoie son malaise), qui subit de surcroît, durant la tournée d'été, des manifestations hostiles lorsqu'il chante Le Déserteur, c'est un beau tour de force et d'opiniâtreté ! Il y a de quoi se poser la question « Pourquoi si longtemps ? » La réponse tient en deux mots : goût du challenge et professionnalisme. Ces deux traits de caractère le poussent à demeurer sur scène, quoi qu'il lui en coûte parfois. Ce n'est que lorsque ses occupations régulières le lui imposent qu'il en descend.

En octobre 1955, Boris Vian est chargé par Philips de préparer l'édition d'une série de disques de jazz. Il effectue ce travail à domicile et étonne jusqu'aux Américains par la connaissance qu'il a de cette musique. Denis Bourgeois, alors adjoint de Jacques Canetti pour les variétés raconte : « On lui remettait des échantillons de jazz de tous les pays du monde, y compris l'Amérique naturellement, puisque c'est la source principale. Mais il travaillait chez lui. Il faisait des montages de disques… Il faisait très bien ce travail. Avec une mémoire ! » (Noël Arnaud, Les Vies parallèles de Boris Vian, Livre de Poche, 1999, p. 447). C'est dans ce cadre qu'il commence à rédiger une littérature d'un genre nouveau, le texte de pochette de disque (Derrière la zizique). En 1955, Boris Vian écrit une quarantaine de chansons, la plupart sur des musiques de son précieux collaborateur, Alain Goraguer.

En 1956, Boris Vian tient toujours la scène aux Trois Baudets (jusqu'au 29 mars) et travaille partiellement, mais régulièrement, chez Philips. A cette même époque, on lui demande à la radio : « Est-ce qu'il vous arrive également d'écrire des mélodies ? — Oui, ça m'arrive. Mais comme je n'ai pas appris la musique vraiment, je tombe toujours ce dans quoi tout le monde tombe, sans instruction musicale précise : on tombe toujours un peu dans la facilité. On dit : voilà une jolie mélodie qui se retient bien. Evidemment. C'est simplement parce qu'elle est trop facile, souvent. Alors généralement je fabrique les chansons, quand je les fabrique seul, sur des airs que je me donne, et ensuite j'élimine l'air, et je demande à un professionnel de la musique de me refaire un air dont l'harmonie soit plus astucieuse, dont la mélodie soit un peu plus recherchée, et tout ça… Sans ça, on tombe assez facilement dans la grosse facilité. » [Cet enregistrement intitulé Préparation d'une chanson à écouter ici en WMAV. O.]

Son professionnalisme et ses multiples compétences l'amènent, tout en continuant à publier du jazz, à faire des incursions dans le secteur des variétés qui dépend directement de Jacques Canetti. Il dirige ainsi, durant cette année 1956, une dizaine de séances d'enregistrement.

Au mois de mai, Michel Legrand revient d'une tournée aux États-Unis où on l'a affectueusement surnommé Big Mike. Dans ses bagages, il rapporte quelques disques de rock and roll, genre qui commence à faire fureur outre-Atlantique (Elvis Presley vient tout juste d'entrer dans les hit-parades). Entre le 31 mai et le 5 juin, ce nouveau rythme fait deux adeptes : Henri Salvador et Boris Vian, puisqu en une après-midi et en rigolant comme des fous, nos trois compères — Michel Legrand s'est rallié à eux — écrivent et composent les quatre premiers rock and roll français : Rock'n roll mops, Dis-moi qu'tu m'aimes rock, Rock-Hoquet et Va t'faire cuire un œuf, man. Le 21 juin à 14 heures, Henri Salvador entre en studio, à l'Apollo, rue de Clichy (l'adresse est bonne !) où il enregistre ces quatre titres sous le nom de « Henry Cording and his original Rock and Roll Boys ». Les musiques sont signées Mig Bike, un autre surnom, ou Henry Cording. Jack K. Netty est crédité du texte du verso de la pochette de ce disque Fontana (filiale de Philips) et Boris Vian de la traduction ! Les paroles en sont signées Vernon Sinclair. On aura reconnu sous ce pseudonyme Boris Vian, le prénom est déjà célèbre… Il faut souligner qu'il a fait inscrire sur son dossier SACEM ce pseudonyme en exergue. Mais, à plusieurs reprises, on lui demandera du côté des éditeurs et interprètes de ne pas s'en servir. Le souvenir de Vernon Sullivan est encore trop présent.

Les 11, 12 et 13 octobre c'est au tour de Magali Noël de prendre le chemin de l'Apollo ; elle y enregistre quatre rocks signés Boris Vian et Alain Goraguer : Fais-moi mal Johnny, Alhambra-rock, Strip-rock et Rock des petits cailloux. Le 16 novembre Boris Vian supervise une autre séance studio devant les micros de Pierre Fatosme avec Magali Noël pour Sexy Songs… A 16 heures c'est la toute jeune Brigitte Bardot qui, sous la même direction, s'essaie à la chanson. Cet essai-là restera pour le moment sans suite… Le 26 novembre, à l'occasion d'un hommage rendu au dramaturge allemand Bertolt Brecht, Boris Vian commence à travailler à de nouvelles adaptations. Le résultat satisfera tout le monde. Jacques Canetti dira qu'il n'y avait que Boris Vian qui pouvait faire ce travail d'orfèvre. Durant cette année 1956, Boris Vian aura écrit une soixantaine de chansons.

L'année suivante, Boris Vian est nommé directeur artistique adjoint pour les Variétés chez Philips. Il a désormais la charge complète d'un certain nombre d'artistes, il doit gérer leur répertoire, leurs séances d'enregistrements (près de vingt-cinq séries réparties sur près de cinquante dates en 1957) et leur promotion. C'est une activité à temps plus que complet. Il séduira tout le monde par la qualité de son travail, la tâche immense qu'il sait abattre, ses critiques et conseils précieux. Il arrive à faire rire les gens, mêmes les plus récalcitrants en leur envoyant des notes de services insensées ou en envoyant à son comptable ses notes de frais en centimes ! Quant à Alain Goraguer, Philips se l'est attaché comme arrangeur et chef d'orchestre. C'est avec Henri Salvador qu'il travaille désormais le plus souvent quand il écrit de nouveaux textes. Il faut dire qu'à eux deux, si totalement dissemblables et complémentaires, pareillement efficaces et inspirés, fous de drôlerie et de charme, ils ont formé une des équipes les plus magiques de la chanson française.

Boris Vian écrit une cinquantaine de chansons cette année-là malgré plusieurs crises d'œdème qui le frappent et l'obligent à rester chez lui pour se reposer, si tant est que cela soit possible car, le plus souvent, il travaille, et beaucoup, à ses écrits bien sûr mais aussi à la menuiserie qui le passionne et le détend. Ursula restera souvent auprès de lui et espacera ses répétitions et ses tournées afin de l'aider et le soutenir.

L'année 1958 ressemble à 1957, mais vue plutôt dans un miroir grossissant. Les responsabilités de Boris Vian s'accroissent : il œuvre désormais dans tous les domaines, jazz et variétés. C'est près de trente-cinq séances d'enregistrement (sur plus de soixante-cinq dates) qu'il contrôle au mois de mai. Il est chargé de la direction artistique de la marque Fontana. Le nombre de ses chansons atteint des sommets ahurissants : près de cent quarante. Il écrit avec une facilité déconcertante. Mais quand on le lui fait remarquer, cela le met en colère et il rétorque : « Cela fait vingt ans que j'apprends à écrire! Ce n'est pas un don, c'est du travail ! ». Sa production est extrêmement composite : beaucoup d'adaptations de succès étrangers, de chansons de films ou de comédies musicales filmées, comme My Fair Lady ou Gigi. L'un des compositeurs des musiques de Gigi, qui tint à superviser lui-même toutes les versions étrangères de son œuvre, précisait qu'il avait fait appel dans les différents pays aux professionnels les plus qualifiés. En France, Boris Vian s'imposait. S'ajouteront beaucoup de succès américains de différents styles, bien révélateurs des tendances de Boris Vian : rhythm and blues, rockabilly, rock and roll, doo-wop, country and western, gospel, standards et traditionals ; adaptations encore de chansons italiennes, écossaises, antillaises vraies et fausses plus vraies que les vraies. La chanson française n'est pas oubliée avec nombre de javas, valses, complaintes et ballades. Il trouve encore le temps d'écrire En avant la zizique, par ici les gros sous, un livre mi-documentaire, mi-pamphlétaire sur le « métier » ; féroce critique des mœurs du show-business qui n'a pas pris une ride mais qui ne bénéficie, à l'époque, que d'un tirage confidentiel. Au passage, il enrichit le vocabulaire de ce « métier » en y imposant le terme « tube » à la place de « saucisson »19 qu'il trouve malsonnant. Il écrira avec Henri Salvador une chanson portant ce titre, mais qui ne marchera pas du tout…

En 1959, tout au début de l'année, Boris Vian démissionne de Fontana. Le cœur n'y est plus : ce travail épuisant le prive d'une partie de son indépendance et de sa liberté et ne se justifie plus que par le salaire qu'il lui procure. Revient peut-être déjà sa théorie sur le fait de changer de métier tous les sept ans et pourtant cinq années seulement se sont écoulées. Mais le temps passe plus vite pour un Boris Vian, toujours affairé, toujours à l'écoute, toujours présent, toujours prêt à rendre service, à se pencher sur un nouveau projet, à rassembler de multiples idées pour tous les chanteurs et chanteuses qui lui font confiance. On peut se reporter au texte Mes deux points de vue qu'il écrit dans « La discographie française » le 15 mai 1959, qui donne bien le ton de son état d'esprit à ce moment-là : « […] la totale inculture musicale d'un tas de “ directeurs artistiques ”, la flemme caractérisée d'un tas d'artistes […] l'incapacité dans laquelle se trouvent nombre d'éditeurs d'imaginer l'arrangement d'une chanson qu'on leur joue au piano […] l'enregistrement pitoyable de pas mal de disques français […] la prolifération des auteurs-interprètes dont beaucoup confondent chanson emmerdante avec chanson poétique […] le snobisme de divers producteurs radio […] le côté ignare à la puissance cinq de presque tous les chroniqueurs journalistes de la grande presse […] l'avidité de pas mal d'éditeurs épiciers […] la dépendance où se trouvent des tas de marques de disques […] et j'en passe et des pas mûres ». Pour remédier à ce marasme discographique, Boris Vian propose « […] que les futures vedettes apprennent à chanter […] que pas mal de compositeurs apprennent la musique, que pas mal d'auteurs apprennent le français et ne confondent pas poésie avec pompier, correction avec pédantisme, populaire avec vulgaire, que pas mal d'éditeurs s'établissent marchands de vin […] que pas mal de combinards trafiquent sur l'or plutôt que sur la chanson, l'émission radio et le “ refile-moi ta combine et tu signes avec moi ”…, que les journalistes essaient, une fois dans leur vie, de comprendre de quoi ils parlent […] et que je cesse de casser les pieds du lecteur ».

Voilà tout un tas de bonnes raisons qu'a Boris Vian de démissionner. Lorsqu'il quitte son poste chez Fontana, il est encore une fois plein de projets et transmet dans un bon esprit ses pouvoirs et son bureau à son successeur et ami Philippe Weil20. Il s'emploie alors à faire du ménage dans son bureau et, parmi les choses qu'il abandonne, rapporte Philippe Weil, se trouve une bande magnétique. Boris Vian lui dit qu'elle contient des chansons qu’il a enregistrées là, dans son bureau, avec Alain Goraguer au piano et qu'il peut la garder. Ces quatre chansons seront reprises en 1991 sur un CD et Philippe Weil sera oublié dans l'explication de l'origine de cette bande.

L'addition est lourde et riche à la fois : au total certainement plus de 500 chansons et adaptations [sans compter une trentaine de poèmes mis en musique et chantés — V. O.], des dizaines de séances d'enregistrements en plus des promotions, rencontres, présentations de spectacles et interventions en tous genres mais aussi plusieurs crises d'œdème et des séances régulières chez les « merdrecins » (comme il disait). Boris Vian a besoin de changement, de liberté… Quelle sortie va-t-il choisir?

Son plaidoyer pour la chanson alimentaire d'En avant la zizique a en effet ses limites : « Dès que l'on commence à tenter de se consacrer exclusivement à la chanson, c'est-à-dire d'en vivre, on est amené à accepter une adaptation qui ne vous inspire guère, une musique qui ne vous tente point, ou des paroles qui vous laissent froid mais qui plaisent à une vedette que vous aimez bien. »

Au terme de son préavis, en avril, il entre chez Eddie Barclay au poste de directeur artistique chargé du domaine étranger, du jazz principalement. Et puis Eddie Barclay lui offre de belles conditions de travail et un champ d'action qu'il a circonscrit lui-même : un champ libre. Eddie Barclay témoigne d'une totale confiance en ses collaborateurs, une fois qu'il les a choisis. Au sein du staff Barclay, il rejoint quelques jeunes qui vont faire leur chemin : Philippe Bouvard, Claude Sarraute et le compositeur Léo Missir. En ces derniers mois de l'année 1959, Boris Vian écrit encore quelque quarante chansons. Il participe entre autres, par plusieurs articles, à la promotion d'un premier 33 tours très remarquable d'un certain Serge Gainsbourg.

Boris entrevoit là un nouvel avenir : un travail moins contraint par le souci commercial de rentabilité (déjà!) mais il sera vite déçu et entreverra un avenir qui se répète. Il est vrai qu'après avoir lu En avant la zizique, publié en 1958, on comprend que Boris Vian n'a déjà plus rien à faire dans ce milieu de la chanson qui s'appellera bientôt « show bizz ». Il décide de consacrer plus de temps à son œuvre personnelle ; à cette même période, il travaille à l'écriture d'un opéra, Le Mercenaire, et envisage également de reprendre l'écriture d'un roman. A l'aube de ses quarante ans, tout comme pour ses trente ans, Boris Vian a besoin de redéfinir sa vie, de redéfinir ses choix et de revenir tout simplement à ce qui lui tient le plus à cœur : être écrivain. Pourtant, les derniers jours de sa vie seront encore consacrés à la chanson.

Le 16 juin 1959, il rencontre Daniel White, avec qui il écrit Flamme d'or pour le film Tentation; le 19, il se rend chez Marguerite Monnod et c'est sans doute ce jour-là que naît Ma rengaine qu'Edith Piaf aurait pu chanter et qui sera créée par Colette Renard. Le lundi 22 juin, Boris Vian signe son dernier contrat de cession pour La Pala et La Danse du chat, musiques de Léo Missir et Eddie Barclay. Le texte et le thème de cette dernière chanson montrent que le temps de la chanson mercenaire n'est pas encore révolu. Le 23 juin 1959, vers dix heures du matin, Boris Vian se décide à assister à la première projection privée du film J'irai cracher sur vos tombes, réalisé par Michel Gast. Il est perturbé par cette collaboration forcée qui trahit totalement l'esprit de son livre et dont il a pourtant signé l'adaptation avec Jacques Dopagne. Quelques minutes après que le noir s'est fait dans la salle du Petit Marbeuf près des Champs-Elysées, Boris Vian s'effondre, terrassé par une crise cardiaque ; Ursula Kübler, sa femme, se rend immédiatement auprès de lui, accompagnée de leur ami Marcel Degliame ; Boris Vian est sans connaissance. L'ambulance le transporte à l'hôpital Laennec. Son décès est officiellement déclaré à midi ; des amis, des célébrités, des inconnus et des curieux viendront lui rendre hommage, chacun à sa façon.

Quelques jours avant sa mort, Boris Vian écrivait un de ses ultimes textes de chanson : « Je pars ce soir entre tes bras, sans crainte, sans remords, pour le sabbat… »

Boris Vian ne gagna que peu d'argent avec ses romans, exception faite de J'irai cracher sur vos tombes, argent qu'il se hâta de dilapider avec et pour ses copains, toujours « partageur » et insouciant Boris Vian. Il en fut de même pour ses chansons : « Quand je travaille avec Salvador par exemple, nous ne nous soucions de rien. Il se met au piano et il trouve une musique ou bien je lui donne un départ. Nous écrivons une chanson et nous ne pensons pas du tout si elle sera vendable ou non. Après il se produit une première sélection. Les éditeurs choisissent les chansons que l'on aime le moins. Tant pis. »

Notes.

1. Introduction au Tome onzième (Chansons) de Boris Vian, Œuvres complètes (Fayard, 2001, pp. 15-31). Elle reprend certaines questions soulevées dans la préface de la première édition du volume Chansons (Christian Bourgois, 1984), par Georges Unglik et Dominique Rabourdin.

2. Les Vies parallèles de Boris Vian de Noël Arnaud (Livre de Poche, 1999, p. 396).

3. Polytechnicien, Claude Abadie fit une carrière dans les affaires. Après un interlude, il reprit de plus belle et créa un tentette, qu'il dirigeait ; il donnait des concerts de jazz contemporain. Il s'est intéressé également à la musique classique et de chambre, mais est resté définitivement attaché au jazz, l'enrichissant par ses créations, suivant avec talent tout ce qui fit évoluer cette musique toujours vivante et très actuelle. Si l'orchestre a pris le nom d'Abadie-Vian, c'est à l'occasion d'une opération chirurgicale que Michelle Léglise-Vian devait subir : pour faire plaisir à Boris et Michelle, Claude Abadie accepta de lui donner leurs deux noms, Abadie-Vian.

4. Un des meilleurs pianistes des années quarante-cinquante, qui, comme on le verra par la suite, fut l'accompagnateur de Henri Salvador.

5. Inauguré le 11 avril 1947, le Tabou se trouvait 33, rue Dauphine dans le VIe arrondissement à Paris. Les membres fondateurs sont Roger Vailland, Frédéric Chauvelot, Bernard Lucas et Jean Domarchi. Le lieu est ainsi décrit : « La cave du Tabou, aux environs de deux heures du matin, est une bouche de l'enfer. La taverne est si enfumée qu'on dirait qu'une locomotive vient de la traverser et d'y laisser sa vapeur. » Boris Vian en dit des tas d'autres choses dans son Manuel de Saint-Germain-des-Prés (Pauvert, 1997).

6. Alain Vian (1921-1995), frère de Boris Vian, joue de la batterie et écrit des poèmes sous le nom de Nicolas Vergencèdre. Il tiendra plus tard une boutique d'instruments de musique et d'orgues de barbarie à Saint-Germain-des-Prés, rue Grégoire de Tours où Boris Vian aimait à se rendre. Lélio, le troisième frère et l'aîné, travaillera avec Alain dans la boutique, dont il sera « le spécialiste », réparant avec art tous les instruments de musique qu'on lui confie. Lélio joue de la guitare. À eux trois avec d'autres copains, ils forment leur premier orchestre, Accords Jazz, à Ville d'Avray en 1938, puis intègrent la formation qui se produit souvent au Tabou. Ils jouent également avec l'orchestre de Claude Abadie. Avec les trois frères Vian, il y a Edouard Lassal à la contrebasse et Jacques Daubois au piano et, bien sûr, Claude Abadie à la clarinette.

7. Trombonne chez Claude Abadie, mais aussi « satyre à l'action décisive » au chapitre IV de la quatrième partie de Vercoquin et le Plancton.

8. Membre de l'Académie des Sciences. Médecin, mathématicien, linguiste, réputé pour avoir une « culture encyclopédique ».

9. Magistrat en Afrique, de 1950 à 1957. Palme d'or à Cannes en 1958 pour le scénario du moyen métrage La Joconde réalisé par Henri Gruel. Il rédige par la suite nombre de chroniques et de critiques, participe à des travaux de recherche et rédige divers ouvrages.

10. Ingénieur atomiste et aujourd'hui directeur de programme au Collège international de philosophie et à l'Atelier de littérature assistée par la mathématique et les ordinateurs (ALAMO).

11. Ouvert en juin 1948 et situé rue Saint-Benoît (Paris VIe), ce club battit des records d'affluence. Dirigé par Frédéric Chauvelot, il accueillait un trio célèbre : Gréco-Cazalis-Doelnitz. La majeure partie de la clientèle du Tabou suivit les organisateurs de ce nouvel espace qui recevait tout le monde du jazz : de Charlie Parker à Kenny Clarke, en passant par Duke Ellington et Miles Davis et tant d'autres.

12. On préférera la définition de Boris Vian : « Raymond Queneau, Secrétaire général des Éditions Gallimard, obtint en 1933 le Premier Prix des Deux Magots. N'occupe pas dans l'esprit du gros public le rang qu'il mérite, […] Queneau est à l'heure actuelle en France le seul écrivain qui ait à la fois du style, des idées et une langue uniques. » (Manuel de Saint-Germain-des-Prés, Livre de Poche, 2001, p. 196).

13. Boris Vian y entra en 1937. Le Président d'honneur en était Louis Armstrong et le Président, Hugues Panassié.

14. À l'aube de l'année 1950, Boris Vian a publié Vercoquin et le Plancton, L'Écume des Jours, J'irai cracher sur vos tombes, L'Automne à Pékin, Les Morts ont tous la même peau, L'Herbe rouge, Elles se rendent pas compte (romans), Cantilènes en gelée (poèmes). Les Fourmis (nouvelles), L'Equarrissage pour tous (théâtre), sans compter des dizaines d'articles de jazz parus dans diverses revues et autres textes en tous genres (scénarios, chroniques et critiques, conférences).

15. Henri Renaud rencontre Boris Vian à Saint-Germain-des-Prés en 1946 ; il joue du piano et à ce titre sera souvent appelé à faire des remplacements au pied levé, notamment au Club Saint-Germain. Plus tard, il prendra des fonctions au sein d'une maison de disques.

16. Boris Vian écrira de lui : « Il y a deux façons de le faire courir : le mettre en présence d'un okapi, d'un singe, d'un ornithorynque, voire même d'un simple chien, ou lui indiquer négligemment l'endroit où il trouvera un bon piano… Assez timide et trop modeste, notre homme s'est peu mêlé au monde des musiciens de jazz… Seuls ceux qui l'approchent savent ce qu'il sait faire avec ses dix doigts… » Alain Goraguer commence par étudier le violon puis apprend le piano. Il fait la rencontre de Jacque Diéval qui l'encourage à poursuivre une carrière de pianiste. Il se classera second au tournoi de jazz amateur, accompagnera des tours de chant et composera bien d'autres musiques par la suite. « Go ! Go ! Goraguer! » comme écrivait Boris Vian (Derrière la zizique).

17. Jacques Canetti (1909-1997) devient, très jeune, directeur artistique chez Polydor dans le secteur des variétés et du classique. Dès 1930, il exploite le catalogue de jazz Brunswick et fait venir en France nombre de jazzmen dont Louis Armstrong et Duke Ellington. En 1935, il se tourne vers la radio. C'est à cette période que naît une nouvelle passion : découvrir de nouveaux talents. L'Occupation le tient éloigné de Paris mais il continue ses activités en zone libre et à Alger. À son retour, la troupe Canetti investit un petit théâtre parisien baptisé Les Trois Baudets. À partir de 1946-1947, Jacques Canetti va redéfinir le paysage des variétés françaises des années 1950 en invitant Francis Lemarque, Georges Brassens, Jacques Brel, Henri Salvador, Boris Vian, Bobby Lapointe, Serge Gainsbourg…

18. Pierre Prévert (1906-1988) a réalisé pour le cinéma trois longs métrages dont L'Affaire est dans le sac (1932). Directeur artistique, en 1951, à l'ouverture de La Fontaine des Quatre Saisons, cabaret-théâtre situé au 59 de la rue de Grenelle, près de Saint-Germain-des-Prés (aujourd'hui Fondation Dina Vierny), il quittera la Fontaine en 1958 pour réaliser plusieurs courts et moyens métrages tant pour le cinéma que pour la télévision, ainsi qu'une série de six films de une heure consacrée à son frère Jacques.

19. Dans les orchestres, « jouer un saucisson », c'était jouer un « standard passe-partout » de jazz ou de variétés que l'on pouvait reprendre ou couper n'importe où.

20. Philippe Weil, dit Fifi, homme de musique, homme de télévision, homme de radio, et avant toute chose homme de cœur. C'est avec Philippe Weil que Boris Vian passa sa dernière après-midi à discourir et boire un verre au Flore. On sait que leur conversation porte sur « la valeur du mot dans la vie, dans l'absolu… ». Philippe Weil est aussi Ingénieur de Récréatique, Consultant du Superflu et plus officiellement Directeur artistique honoraire des disques Philips.

Nicole Bertolt et Georges Unglik (2001)


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