Canetti et Vian

Boris Vian
et
Jacques Canetti
Jacques Canetti (logo)

Jacques Canetti (photo : A. Marouani)


Sourcier sûrement, sorcier peut-être, Jacques Canetti n'a besoin que de son talent pour faire éclore celui des autres. Explorateur infatigable, découvreur impénitent, défricheur perspicace, il a été depuis des décennies le Christophe Colomb de la chanson française, révélant à eux-mêmes les plus grands alors qu'ils étaient encore petits. Conjuguant la foi et l'instinct, Jacques Canetti a fait se lever le soleil sur d'immenses carrières : de la môme Piaf à Georges Brassens, de Charles Trénet à Jacques Brel, de Félix Leclerc et Boris Vian à Guy Béart, de Fernand Raynaud à Raymond Devos, de Michel Legrand à Serge Reggiani, Catherine Sauvage et Jeanne Moreau.

La vie de Jacques Canetti ? La plus belle affiche de music-hall que l'on puisse rêver. Mais derrière les néons de la gloire qui scintillent aux frontons se cache un homme discret, secret, un "jeune homme aimant la musique"…

"Lignes de vie", Danièle Heymann


Jacques Canetti fut un des « pionniers » du jazz « hot » en France. Il anima avant guerre une émission de jazz sur le Poste Parisien qui suscita l'indignation des foules. Il fut le premier à éditer (pour Brunswick) une anthologie de jazz hot en 12 disques 78 tours. Directeur artistique chez Philips, directeur des Trois Baudets pendant de longues années, Jacques Canetti a bien connu Boris Vian. Il nous en parle…

BORIS L’ENCHANTEUR
par Jacques Canetti

Nous avons sympathisé tout de suite… sans doute parce que nous trouvions, tous les deux, Panassié un peu gâteux. On avait donc des points communs. Mais je crois que nous nous entendions bien pour d'autres raisons aussi. II y avait le jazz d'abord, et surtout les chansons. Boris savait que je m'occupais de chansons et lorsque j'ai vu pour la première fois les chansons qu'il avait écrites, j'ai été absolument sidéré par la richesse de son imagination… C'était vraiment quelque chose de tout à fait neuf. Nous sommes devenus amis, de cette manière-là. Et vraiment, Boris était pour moi quelqu'un d'extraordinaire. Je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi complet. Boris était, par son intelligence, sa gentillesse, un enchanteur permanent : il était toujours très drôle, imprévu… très imprévu !

LE ROCK

Boris a francisé les tout premiers rocks. Il avait même écrit les premiers rocks français. Il en faisait quelquefois la musique, mais la plupart du temps, celle-ci était de Michel Legrand ou de Henri Salvador. Il a probablement retardé l'expansion du rock en France, car il n'y voyait qu'une sorte de gymnastique, de prétexte à jeux de mots extrêmement savants que Boris avait combinés pour présenter ses rocks… A mon avis, cela a retardé le rock. Je me sens très coupable d'ailleurs, mais je m'amusais tellement que je n'ai jamais changé de tactique. Si vous prenez le premier disque de Magali Noël, il aurait dû être un best-seller absolu : la musique, les paroles étaient très bien faites et Magali a le tempérament idéal pour chanter cela. En plus, le disque était vendu par Philips avec une certaine mauvaise conscience. Ils avaient un peu peur d'avoir des ennuis avec la justice car les paroles étaient érotiques : pourtant, « Fais moi mal Johnny », cela aurait dû être un tube…

Vian n'était pas contre le rock. Mais il le considérait comme un bon support pour des chansons comiques.

LES TROIS BAUDETS

Boris n'était pas un bon interprète mais il avait une honnêteté qui faisait que les chansons qu'il écrivait étaient mieux chantées par lui que par quiconque. C'était d'ailleurs un vrai martyre pour lui de chanter car d'une part il n'avait pas la santé nécessaire pour le faire, d'autre part il n'était pas du tout exhibitionniste ; il était secret, généreux, sans ostentation. Il avait presque l'air de s'excuser de se mettre en avant ; il était extrêmement pudique. En scène, il ne faisait aucun geste, il était encore plus pâle que d'habitude. II mettait le moins possible d'intention dans sa manière de phraser les chansons. Je cherche désespérément une lettre de quinze à vingt pages que Boris m'a écrite un jour quand j'ai voulu le faire cesser de chanter. Je lui avais dit qu'il ruinait sa santé. Il m'a répondu par une lettre bouleversante où il m'expliquait qu'il fallait qu'il chante, que c'était la contrepartie nécessaire pour garder un certain équilibre. Ça l'obligeait à se faire violence pour entrer sur scène, pour affronter le public. C'était vraiment un affrontement, car il ne cherchait jamais à raccrocher le spectateur, par un truc ; il attendait toujours que le public vienne à lui, sans la moindre concession. C'est peut-être la plus grande forme de respect que l'on puisse avoir finalement pour le public.

À l'époque, on ne faisait pas de grands disques, c'était invendable. On avait fait deux séances, l'une pour les chansons « possibles », l'autre pour les « impossibles », chacune de quatre ou cinq chansons. Son 33 tours ne s'est pas vendu du tout. Cinq cents exemplaires à peu près. Maintenant, il s'en vend quelques milliers tous les mois. Le 45 tours a fait une carrière minable.

Il chantait un grand nombre de chansons qui ne sont pas sur son disque ; notamment « L'âme slave » qu'il chantait très bien. C'était un peu son histoire. On pensait qu'il était slave ; mais c'était encore un canular. Il chantait aussi « Huit jours en Italie », une de ses chansons les plus drôles, qui a complètement disparu. II existe une bande avec un grand nombre de chansons, mais personne ne la retrouve. A l'époque, l'enregistrement de Boris n'intéressait pratiquement pas Philips ; c'était plutôt une marque de respect qu'on lui devait.

LE DÉSERTEUR

Mouloudji et Vian Ce n'est pas Boris qui a créé la chanson, c'est Mouloudji. Je lui avais donné la chanson, qu'il aimait beaucoup. Il était en pleine gloire à l'époque et, quand il l'a chantée, il a bien senti qu'il choquait violemment le public. Il a demandé à Boris de changer la fin et Boris a accepté. Dans la version chantée par Mouloudji, le dernier refrain est modifié. Les seuls qui aient chanté la version intégrale, ce sont Boris et Serge Reggiani. Quand il devinait la salle hostile, en tournée, Boris chantait toujours la version intégrale, ce qui était encore très révélateur de son refus systématique des concessions.

J'avais vu Reggiani dans une émission télévisée. Je l'ai rencontré chez Montand et je lui ai demandé quelle était la personne qui faisait sa voix dans l'émission en question. II m'a regardé d'un drôle d'air et il m'a dit : « Vous vous foutez de ma gueule ? » Bref, je lui ai proposé les chansons de Boris et deux minutes plus tard l'accord était conclu. Boris était un personnage tellement riche. Chaque fois que nous nous rencontrons, avec des amis de Boris, avec Ursula ou Noël Arnaud par exemple, nous nous rappelons toujours d'événements que nous n'avions encore jamais évoqués. Ce que Boris nous a laissé, c'est quelque chose d'inépuisable.
Interview par Philippe CONSTANTIN et Michel LE BRIS (extrait de « JAZZ HOT »)


En 1964, c'est-à-dire presque 30 ans avant PolyGram, Jacques Canetti commence à produire « L'Intégrale de Boris Vian, Membre du Corps des Satrapes » :

Catalogue de 100 titres de Boris Vian sur disques Jacques Canetti

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